LeMoon, la synthographie et la question du « post-artiste »
C’est Marseille bébé (détail) | © LeMoon / Midjourney
Artiste d’un nouveau genre, LeMoon fait partie de cette génération de créateurs capables de manier avec une aisance déconcertante la pointe de la nouvelle technologie créative dès sa sortie, de se l’approprier de façon totalement nonchalante et de la manipuler pour en obtenir sa vision unique du monde.
Cette génération représente aussi un important changement de paradigme dans l’industrie du loisir : la technologie n’est plus un simple maillon intégré dans un processus créateur. Sous le diktat de l’artiste, la technologie « fabrique » désormais l’œuvre dans son entièreté. Le processus est un dialogue entre l’Homme et la machine, à l’issue duquel l’artiste co-signe avec celle-là l’œuvre finale. La « blockchain » parachève le procédé en garantissant l’authenticité et l’unicité de l’œuvre. Cellec-ci peut désormais être vendue en NFT !
La méthode peut sembler simpliste. La considérer comme telle l’est tout autant à l’aune des bouleversements qu’a connus l’histoire de l’art au fil des siècles, avec mention spéciale au ready-made de Marcel Duchamp !
La méthode peut sembler simpliste. La considérer comme telle l’est tout autant à l’aune des bouleversements qu’a connus l’histoire de l’art au fil des siècles, avec mention spéciale au ready-mades de Marcel Duchamp !
Dans cette nouvelle pratique créatrice, même si l’implication de l’artiste dans le processus de « matérialisation » proprement dit de l’œuvre, c’est-à-dire organiser la matière (les pixels dans ce cas) sur une surface donnée (ici sur un écran d’ordinateur) selon un ordre choisi par l’artiste, elle/il maîtrise néanmoins, à coups de « prompts » (ces commandes formulées sous forme de phrases) la « chaîne d’assemblage ». Tant que la machine ne lui propose pas l’image reflétant la singularité de sa requête (la fameuse cosa mentale chère à un Léonard), — elle même le fruit de la singularité de sa vision artistique — l’artiste dispose de la liberté d’interroger la machine encore et encore et d’affiner le résultat au fil des suggestions proposées. Et rien n’interdit non plus d’introduire dans ce « moulinage », en plus des prompts, des supports visuels numérisés : photos, peintures, croquis.
© LeMoon / Midjourney
Parmi la pléthore de possibilités visuelles offertes par ces outils dits « génératifs » d’intelligence artificielle, c’est une veine réaliste appelée désormais « synthographie » qui a retenu l’attention de LeMoon. Or, dans ses œuvres, la ressemblance des figures et des formes — cette l’objectivité photoréaliste — est sérieusement perturbée par une résurgence surréaliste somme toute, elle, subjective. C’est ce qui justifie le qualificatif « post-photographique », que la créatrice attribue à ses œuvres. Les « synthographies » de LeMoon sont lisses, représentent des situations anodines, pourraient être intitulées « Scènes de la vie moderne », mais un élément troublant surgit d’un coin de la composition, sous forme d’une situation tantôt cocasse, tantôt hallucinatoire, et toujours anxiogène par le rapprochement fortuit des deux registres.
Elle aborde les bases de connaissances de ces outils comme une « subconscience collective », à l’échelle planétaire et s’en sert pour sonder ses images subliminales, bien à elle, tapies sous de multiples couches de sa mémoire, forcément imparfaite (« Un petit glitch s’il vous plaît ! »).
Ses créations sont, en outre, bourrées de glitches, ces erreurs de rendu qui caractérisent la génération actuelle des outils d’intelligence artificielle encore, dit-on, balbutiante. Imaginez donc une main avec six doigts, deux nez au milieu d’un visage ou des pieds humains qui se transforment en pattes d’amphibien. Ces anomalies irritent ou deviennent la risée de la communauté d’utilisateurs qui attendent des correctifs dans de futures itérations de l’outil. Mais LeMoon en raffole. On la comprend. Ces bizarreries ajoutent à ses compositions un degré supplémentaire d’étrangeté et de drôlerie surréalistes.
Le corpus de LeMoon, véritable hymne à ces imperfections, les considère d’ailleurs comme un marqueur temporel : une trace « archéologique », laissée pour la postérité pour témoigner de notre ère « paléo-IA ».
Ainsi, à travers un processus qui pourrait sembler impersonnel, LeMoon parvient à exprimer une vision singulière de sa subjectivité, le fruit d’une démarche tout aussi personnelle. Elle aborde l’immense bibliothèque de mots et d’images que constituent les bases de connaissances de ces outils comme une « subconscience collective », à l’échelle planétaire et sans limite dans le temps, et s’en sert pour sonder son propre inconscient, ses souvenirs d’enfance, ses peurs et ses désirs : ses images subliminales, bien à elle, tapies sous de multiples couches de sa mémoire, laquelle est forcément imparfaite (« Un petit glitch s’il vous plaît ! »).
Une bonne partie du travail de LeMoon, où il est souvent question de la femme, s’apprécie alors comme une autobiographie fantasmée, à la fois passée et future, le tout enveloppé d’une ambiance Pop-art 2.0. L’influence de tous les médias contemporains qui alimentent la pop-culture — la télévision, ses publicités et ses séries, la bande dessinée, le clip musical — est présente dans ce joyeux foutoir hybride.
Enfin, de manière anecdotique, mais pas tant que cela, LeMoon est aussi une nouvelle créatrice bien ancrée dans son époque — post-MeToo, oserais-je dire ! Il y a seulement un an, la jeune femme était, à la suite de la naissance de sa fille, « mère au foyer » (ses propres mots). Avant cela, elle faisait du marketing dans l’industrie du divertissement, un compromis professionnel insatisfaisant pour celle qui se rêvait réalisatrice de films… Elle a eu alors l’habileté de se servir de certaines facilités offertes par l’intelligence artificielle pour trouver un médium qui convienne à ses aspirations et s’imposer en tant qu’artiste. Voilà une belle succès story moderne. Cette revanche prise sur la vie est bien un processus d’« empowerment » féminin ; le rêve accompli d’une émancipation à la fois professionnelle, artistique et forcément personnelle.
LeMoon représente la quintessence d’une nouvelle génération de créateurs, aussi malins qu’innovants, suiveurs et prophètes à la fois, décomplexés dans leurs multiples appropriations et habiles dans leur exécution artistico-technique. Et tout cela, avec une pleine légitimité en tant qu’inventeurs de formes à part entière si l’on considère que le propre d’un artiste, c’est de rendre appréciable par ses pairs sa subjectivité, son rapport au monde, sous une forme intelligible.
« Post-artistes », la génération de LeMoon ? L’avenir nous le dira. En tout cas, il s’agit assurément d’une génération de « néo-créateurs » en ceci que leur démarche upgrade (!) certainement la vieille réflexion duchampienne avec un nouveau questionnement vertigineux.
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