par Janaka Samarakoon pour artWorks! | 21/03/2020

« Sous la mer les mots » présentée à la Galerie Depardieu, Nice, fut la dernière exposition qu’artWorks! a pu voir in extremis avant le confinement. Elle présente les dernières œuvres de Nasreddine Bennacer, artiste plasticien vivant et travaillant à Paris. C’est un ensemble d’oeuvres protéiformes qui se situe entre peinture, sculpture, installation et art conceptuel avec des sous-textes géopolitiques d’une brulante actualité…

Nasreddine Bennacer, Dernière traversée (2020) | Photo : Serendipity Studio pour artWorks!

La Galerie Depardieu à Nice, se trouve depuis le 12 mars dans un dispositif particulier. L’ambiance y est aquatique.

A l’entrée, l’attention du visiteur est d’emblée attirée par une série de tableaux circulaires disposés sur le mur de gauche. Ils présentent une étrange calligraphie en bleu, gris et rouge. Au premier abord, on a tendance à trouver cette calligraphie orientalisante disposée dans une profusion de tondi de tailles différentes vainement décorative…

C’est sans compter sur la cohérence de tout ce dispositif scénographique présenté ici. Placé sous le titre « Sous la mer les mots », tout l’espace de la galerie convient d’être abordé comme une seule entité visuelle, une expérience à vivre.

Les mots : seuls éléments survivant de disparus, qui, par leur immatérialité, résiste à la violente logique de la vie…

A droite de ce mur se trouve un autre tableau aux dimensions plus imposantes. Plus figuratif, on y distingue, dans une mer déchaînée qui se dresse telle une menace sans aucune illusion de perspective, une barque. Un groupe de personnages y est amassé. L’atmosphère sombre de la composition est opaque. Le danger imminent. Sa noirceur palpable déborde du cadre. Le groupe, livré à la merci des éléments impétueux, fait un seul bloc compact d’un orange vif ; l’orange de leur gilets de sauvetage. C’est la « Dernière traversée ». Le ton de l’exposition est donné.

Cette imposante toile aux accents apocalyptiques, avec son iconographie « infernale » au sens dantesque du terme, et sans oublier sa beauté plastique des plus ténébreuses, constituerait l’ensemble d’œuvres accroché sur le mur attenant. La première représente une sorte de « positif », la surface de la mer, alors que le deuxième en serait le « négatif » : ce qui se tapit en dessous. La première, figurative, donne du sens à l’abstraction de l’autre. La première est la cause ; le deuxième, l’effet. Chaque composition renforce la noirceur latente de l’autre mais dans une temporalité différée.

Les tableaux circulaires, tels les bulles d’une bande dessinée, renferment en effet les mots, ceux du titre de l’exposition. D’où cette calligraphie étrange. Ces bulles semblent se mouvoir vers la surface. Est-ce les derniers mots de naufragés, jetés à la mer dans l’espoir qu’on les repêche un jour ? Les mots : seuls éléments survivant de disparus, qui, par leur immatérialité, résiste à la violente logique de la vie…

La Méditerranée, comme une fosse commune sous-marine, un cimetière des paradoxes de la mondialisation où, dans un torrent de complexités géopolitiques, est venu échouer le souffle universaliste de l’Europe. Sa solidarité aussi.

L’aspect orientalisant de cette écriture particulière renvoie à l’origine des naufragés tout en plaçant la biographie de son auteur, Nasreddine Bennacer, au coeur de l’oeuvre. Comme tant d’autres avec lui, et bien d’autres après lui, dans d’autres circonstances mais avec le même instinct de survie, l’artiste est passé d’une rive à l’autre de la Méditerranée voici plus de 30 ans.

Certaines de ces compositions circulaires sont entachées d’un pourpre vif, comme après l’attaque d’un requin anthropophage qui a laissé derrière lui la trace de son passage sanguinolent. Certaines formes que dessine cette « écriture » qui flotte en eaux troubles ressemblent à des têtes aux yeux fermés, aux expressions éteintes, entassées les unes sur les autres. La Méditerranée, comme une fosse commune sous-marine, un cimetière des paradoxes de la mondialisation où, dans un torrent de complexités géopolitiques, est venu échouer le souffle universaliste de l’Europe. Sa solidarité aussi. Un lieu fondateur de sa civilisation devenu aujourd’hui un non-lieu sub-aquatique, un angle mort que l’on ne saurait regarder…

Méditerranée aussi comme un champ de bataille, un espace miné d’hameçons et de pièges. Tout en transparence pour mieux se dissimuler, ces hameçons de fausses promesses et d’illusions trompeuses planent au-dessus du visiteur, le convoitent, l’appâtent et l’accompagnent jusqu’à l’autre moitié du dispositif. Le tout mélange habilement différentes formes techniques et balise ce voyage sub-conscient.

 

Exposition « Sous la mer les mots » de Nasreddine Bennacer | Photo : Serendipity Studio pour artWorks!

C’est l’autre côté de la vie en quelque sorte, après la grande traversée, la destination retrouvée de cette périlleuse Odyssée. Pour Nasreddine Bennacer, cette destination prend les traits de la mégapole parisienne, comme ce fut le cas pour lui après son Odyssée personnelle. Une immense tente s’y dresse qui enjambe les deux rives de la Seine. Elle reprend le même ton orangé des gilets de sauvetage. Un campement devenu le symbole du flux migratoire qui exacerbe les dysfonctionnements de notre modernité. C’est celui d’un monde avançant à deux vitesses. Par une vicieuse tournure de l’Histoire catalysée par un legs post-colonial d’un côté et un déséquilibre du capitalisme libéral de l’autre, une partie du monde est devenue un eldorado et une autre, une barque de fortune lancée à sa poursuite…

Le campement impose d’abord sa silhouette sur la Carte de Paris, avant d’en devenir le Territoire même.

Le campement impose d’abord sa silhouette sur la Carte de Paris, avant d’en devenir le Territoire même. Dans un raccourci visuel saisissant, un monde s’inverse ; le campement était dans Paris mais Paris sera bientôt dans le campement.

Paradis retrouvé ou l’épicentre des neuf cercles de l’Enfer, le campement des deux tableaux qui détournent les cartes historiques de Paris ouvre sur un questionnement sans réponse… Est-ce une arche de Noé dans laquelle campe une humanité déboussolée qui attend une redistribution des cartes aux dimensions bibliques ?

Exposition « Sous la mer les mots » de Nasreddine Bennacer | Photo : Serendipity Studio pour artWorks!

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« Sous la mer les mots », interview avec Nasreddine Bennacer

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