par Janaka Samarakoon pour artWorks! | 20/02/2021
Hell & Heaven (2020) © Florian Levy

En puisant de solides références dans l’histoire de l’art et la culture pop, Florian Levy revisite l’image du pécheur au sens judéo-chrétien du terme et livre une relecture post-moderne du salut — celui qui ne viendra pas.

Un homme — plutôt un post-homme, dira-t-on — dans un décor suggéré en hors champ que l’on devine d’emblée post-apocalyptique, un mort-vivant tout juste sorti de son séjour six pieds sous terre, un homme qui n’est plus… Un revenant nous visite d’outre-tombe et attend la délivrance qui — il le sait bien — ne lui sera pas accordée. Voilà le décor de ce saisissant aphorisme visuel, L’Enfer, concocté par Florain Levy, jeune artiste-photographe qui vit à Nice et travaille un peu partout. On a vu notamment l’œuvre lors la Messe des artistes 2020 accompagnée de son pendant, Le Paradis.

À mi-chemin entre peinture, photographie et hallucination visuelle, le photomontage du plasticien nous invite à méditer sur la condition humaine — ce paradoxe suprême qui nous condamne à mort dès l’instant où l’on vient au monde. À partir de ce moment fatidique, une périlleuse odyssée s’enclenche pour l’individu – équilibre précaire sur un fil tendu entre l’euphorie de la naissance, vécue donc déjà passée, et la tragédie annoncée, celle de la mort vers laquelle chacun tend inexorablement. Là réside toute la beauté tragique — ou le drame jouissif, c’est selon — de notre condition. Un thème maintes fois représenté dans l’histoire de l’art mais qu’ici, Florian Levy renouvelle avec brio par le biais de la photographie et de la peinture numérique.

Après tant d’exemples tirés de l’histoire culturelle occidentale, la figure du Christ, la Vanité, le thème du passage du temps entre autres, pourquoi sommes-nous subjugués par cette nouvelle variation sur un thème rebattu ?

D’abord par la fraîcheur de son traitement. Une image lisse d’un photoréalisme (!) sidérant et d’une précision clinique. La chair dépiautée, avariée, demeure palpable. Les plaies béantes auréolées de sang et qui mettent sérieusement en péril l’intégrité corporelle du pauvre mort vivant sont d’une beauté perverse. Les ongles abîmés trahissent l’effort accompli pour sortir de la terre où il était enseveli.

Il y a aussi cette immédiateté du raccourci visuel employé. Il est d’abord pictural, ensuite thématique.
Le cadrage serré fait que l’homme au corps en début de décomposition nous saute à la figure. La définition de l’image est si fouillée que l’on pourrait compter le nombre de grains de poussière qui pullulent sur la peau du modèle, les traces de son séjour sous-terrain post-mortem. Son regard, frontal, amorce un lien avec le spectateur.

Au-delà d’une source de terreur primaire et grand-guignolesque, façon films de série B du siècle passé, le zombie version XXIe siècle est une allégorie de notre aliénation dans un monde devenu individualiste, un miroir qui nous renvoie nos incertitudes existentielles et écologiques — les deux étant liées.

Ensuite, il y a le paradigme de la figure du zombie, qui est devenue, avec le cinéma et surtout l’essor récent des séries télévisuelles, un élément familier de la culture populaire contemporaine. Le zombie increvable (!), livré à lui-même dans un monde post-cataclysmique très semblable à celui que nous sommes en train de préparer, a fini pas s’imposer à nous au travers d’un flot d’images d’un réalisme troublant. Au-delà d’une source de terreur primaire et grand-guignolesque, façon films de série B du siècle passé, le zombie version XXIe siècle est une allégorie de notre aliénation dans un monde devenu individualiste, un miroir qui nous renvoie nos incertitudes existentielles et écologiques — les deux étant liées.
Le fringant zombie de Florian Levy s’habille à la mode contemporaine. Son costume blanc cassé d’un grand raffinement est presque immaculé. De la soie d’une blancheur encore intacte orne donc ce cadavre déambulant en putréfaction… Le contraste est saisissant. Ce choix contribue à renforcer l’immédiateté temporelle que dégage le piège visuel du plasticien. Malgré nous, on s’identifie aisément à cet homme d’aujourd’hui qui nous épie depuis un temps qui est le nôtre. Cela n’est pas sans distiller un malaise insidieux.

 

Crucifix (1300-50), Bois, Musée national de Varsovie
Le Christ à la colonne (1476 – 1478), Antonello de Messine, huile sur bois, Musée du Louvre 
Hell (2020) © Florian Levy

Sur le plan iconographique, le rapprochement avec la figure christique, cet être d’une bouleversante innocence qui se sacrifie pour le salut de ses semblables, est évident. Le visage émacié et les membres décharnés du modèle renvoient inéluctablement à l’iconographie chrétienne gothique alors que la couronne d’épines, l’instrument de la Passion par excellence, consacre l’analogie christique. Faite de fils barbelés, cette dernière représente d’ailleurs une relecture moderne du symbole. Le cadrage et la pose du suppliant semblent s’inspirer du poignant Christ à la colonne d’Antonello de Messine (1430 – 1479). La même connivence physique et émotionnelle avec le sujet. La même sensation d’abandon éprouvée par la victime face à l’indicible tragédie qui s’annonce. La même insoutenable torture subie dont la souffrance est communicative. Mais, là où le Christ du maître italien du quattrocento attendait le salut d’un être supérieur, notre zombie est dépourvu de telles perspectives. Certes, il a les mains jointes, mais il s’agit plus d’un geste d’autodérision qu’une prière empreinte de piété. Cet homme moderne, qui a tué Dieu, n’a plus de Ciel vers lequel se tourner. La prise du cliché en contre-plongée, qui dirige notre regard vers un ciel absent est, à ce tire, admirablement trompeuse. Du coup, il nous épie, nous le spectateur, d’un regard presque complice, une complicité dont nous ne voulons pas.

Entre lui et nous, entre l’Être et sa conscience donc, plus d’intermédiaire, plus d’entité supranaturelle, plus de sauveur. Juste un monde en déliquescence que nous nous sommes créé. Et c’est l’enfer.

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Interview avec Florian Levy

Photographe – plasticien et directeur créatif

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